Extrait de « Psychiatrie : le Carrefour des impasses »
à paraître chez Interzone Editions
(La retranscription de l’enregistrement contenue dans ce chapitre a été réalisée pour la première fois en anglais, en 1982, pour William Burroughs, qui s’intéressait aux discours des schizophrènes entendant des voix dans leurs tête, et effectuait une recherche sur les voix enregistrées par Constantin Raudive et les travaux de Julian Jaynes sur l’esprit bicaméral: voir les chapitres Ça appartient aux concombres : au sujet des voix enregistrées de Raudive, Essais, tome I, 1981, et Freud et l’inconscient, Essais, tome II, 1984, Christian Bourgois Editeur.)
Monsieur B était un homme d’une cinquantaine d’années. De taille moyenne, il était vêtu au fil des ans d’une veste chinée défraîchie à dominance beige et de pantalons de costume dépareillés. Ses cheveux gris clairsemés étaient coiffés en arrière. Il portait souvent, été comme hiver, un feutre marron.
Il était arrivé à l’hôpital dès l’ouverture de ce dernier, flanqué de l’étiquette de schizophrène. L’asile départemental où il était interné depuis une quinzaine d’années l’avait transféré dans le cadre de la sectorisation pour qu’il soit rapproché de sa famille. Il avait en effet une femme et deux filles qui habitaient dans les environs, mais n’avaient jamais donné signe de vie depuis son arrivée.
Les premiers temps, l’hôpital étant ouvert, il avait tenté quelques promenades à pied jusqu’à la ville, promenades qu’il agrémentait d’une halte dans un café pour y boire un verre de vin. A son retour dans le service, il se reprochait tellement son attrait pour les boissons alcoolisées, bien qu’il n’eût jamais bu au point d’être ivre, qu’il mit un terme à ses sorties.
Depuis, il se cantonnait dans l’enceinte de l’hôpital. Les jours de beau temps, il allait prendre le soleil sur le parking. Ses activités se bornaient à la fréquentation de la cafétéria et à la rédaction de quelques rares articles destinés au journal intérieur à l’établissement dont il gardait précieusement un exemplaire de chaque numéro dans sa chambre. Il en possédait la collection complète. Il finit par interrompre cette occupation et, s’il continuait à acheter le journal, il en cessa la lecture, disant que, comme il ne lisait pas tous les articles, il redoutait la vengeance de ceux qu’il négligeait, leur attribuant une vie et une volonté propre.
Sa propension à boire du café avait engendré entre le personnel et lui des relations basées sur le contrôle de sa consommation de cette boisson. Comme d’autres hospitalisés, il l’utilisait pour combattre les effets de ses médicaments et emplissait généralement son bol d’une quantité de café égale sinon supérieure au volume d’eau. Devant les limites qui lui étaient posées, il réagissait par de faibles protestations, puis s’en allait en marmonnant, l’air résigné, regagnant sa chambre ou le radiateur du service auquel il s’adossait, observant les allées et venues et chantonnant de temps à autres. Sa discrétion et sa docilité en avaient fait un des oubliés du service. Ses relations avec les psychiatres se bornaient à une poignée de main quotidienne.
Il entretenait avec les autres hospitalisés des contacts la plupart du temps courtois; avec certains il évoquait son passé dans l’armée, la deuxième guerre mondiale qui l’avait entraîné en Allemagne puis en Tunisie, bien avant ses premières relations avec la psychiatrie. Il ne supportait cependant pas que d’autres outrepassent les limites qui lui étaient fixées en matière de consommation de café et n’hésitait pas à dénoncer les éventuels goulus au personnel présent, adoptant la mimique d’un enfant cafteur : « Monsieur, il y a Untel qui boit tout le pot de café dans la cuisine! »
Monsieur B était un homme poli, déférent même. A l’égard du personnel il adoptait l’attitude du subalterne devant son supérieur hiérarchique, la tête penchée en avant, le regard rivé au sol, n’omettant jamais de terminer ses phrases par un respectueux « Monsieur » ou « Madame ».
Des petits faits de la vie courante, qui paraîtraient insignifiants à la plupart des gens, tenaient pour lui une grande importance. Fumeur, il lui arrivait de solliciter ou de donner du feu. A chaque fois il notait scrupuleusement sur un petit carnet le nom de la personne avec qui il avait eu cet échange et lui en rendait compte régulièrement : « Vous me devez, ou, je vous dois X fois du feu. » Quand son interlocuteur s’en étonnait, il répondait en disant que le fait de donner du feu n’était pas négligeable, qu’un sou est un sou, que les bons comptes font les bons amis et qu’il ne voulait pas devoir quoi que ce soit à quiconque.
Il passait ses journées à réfléchir et à observer. Il s’exprimait peu. Je l’entendis une fois parler de son épouse. Il n’avait jamais cessé de l’aimer et, bien que très peiné du fait qu’elle ne lui donne pas de nouvelle, il l’en excusait, attribuant son silence à sa maladie : « Je ne suis qu’un pauvre fou. », disait-il. Il avait recouvert les murs de sa chambre de phrases écrites au crayon de papier dédiées à sa femme : « J’aime plus que plus que des trilliards de fois Madame B. » Un jour elle demanda le divorce et l’obtint, sans avoir revu son mari.
Monsieur B. s’était retiré du monde des vivants et les propositions qui lui étaient faites de promenades ou de sorties au cinéma se heurtaient immanquablement à un refus : « Non, madame, je ne peux pas y aller, mes pronoms ne sont pas d’accord. » Je tentai plusieurs fois d’en savoir plus, lui demandant des explications sur ces mystérieux pronoms, sans succès. Il bredouillait alors quelques phrases inaudibles et s’en allait en chantonnant, coupant court à la conversation. Aucun soignant ne savait exactement ce qu’ils représentaient pour lui, si ce n’est qu’ils semblaient jouer un rôle négatif. Un jour, alors que je lui présentais ses médicaments, il me dit : « Ce n’est pas moi qu’il faut soigner, madame, ce sont mes pronoms. » Puis il s’éloigna, l’air préoccupé.
J’aimais bien Monsieur B.. J’appréciais sa courtoisie et m’efforçais de m’adresser à lui avec une égale politesse. Quant aux limites que ma fonction d’infirmière m’intimait de lui poser, je les lui expliquais en prenant en compte son état de santé. Bien que peu convaincu, il était content que je mette les formes et répondait en hochant la tête, l’air résigné : « Je comprends, madame, je comprends. » Quand je prenais mon travail, il quittait son radiateur pour venir me donner une poignée de main et, soulevant son chapeau de l’autre, il ne manquait pas d’accompagner son salut d’une révérence que je lui rendais. Son visage s’animait alors d’une expression de connivence amusée. Après plusieurs années, nous entretenions des relations tacites de respect mutuel et de complicité.
De temps en temps, il venait dans le bureau le soir après le dîner alors que je compulsais ou remplissais des dossiers et que les autres personnes étaient couchées ou regardaient la télévision. Il s’asseyait et, échangeant parfois quelques mots de l’ordre du passe-temps, passait une heure en ma compagnie. Je lui proposai de profiter de cette heure creuse pour discuter un moment avec lui comme il m’arrivait de le faire avec d’autres hospitalisés, et lui dis que je me tenais à sa disposition au cas où il désirerait m’entretenir de sujets qui lui tenaient à cœur.
Un beau soir, il entra dans le bureau et, de son ton de rapporteur, il dit : « Madame, il y a un de mes pronoms qui ne veut pas croire que le pape est polonais. » C’était la première fois qu’il me demandait d’intervenir dans son domaine. Je décidai de jouer le jeu et, rentrant dans le rôle de l’inspecteur recueillant la déposition du plaignant, je résolus d’enquêter sur les fameux pronoms. J’enclenchai le magnétophone que je portais avec moi de temps en temps. La conversation qui suit est la fidèle retranscription du dialogue que nous eûmes alors. C’est, à ma connaissance, la première fois que Monsieur B. accepta de livrer des explications détaillées sur ce qu’il vivait et de dresser une carte de son territoire intérieur.
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(en raison de la longueur de la retranscription de l’enregistrement, lire la suite dans le site d’Interzone Editions)