Une belle histoire, donc. Mais fausse. Embellie à l'eau de rose de la légende. Kerouac, saint patron du « Guide du routard » ? Peut-être, mais c'était d'abord un bosseur-né. Et son livre, ce grand roman exaltant les valeurs de la jeunesse et de la liberté, qui a déformé, dans son édition portative, tant de jeans délavés (la poche arrière), mettez-vous bien ceci dans le crâne : vous l'avez peut-être lu, mais dans une version expurgée, censurée, étouffée. Allen Ginsberg, poète beat et l'un des héros de cette Bible, le déplore : le livre publié (en 1957) est à Kerouac ce que l'aspartame est au sucre. Et d'ajouter qu'un jour, «quand tout le monde sera mort », « Sur la route » sera enfin rendu à sa «folie » originale. Nous y voilà.
Tordons le cou, d'abord, aux idées le plus ordinairement reçues. Kerouac n'était pas le king de la défonce, façon Hunter Thompson. Hobo, pas gonzo. S'il met vingt et un jours, entre le 2 et le 22 avril 1951, à liquider son affaire, l'accouchement dura quatre ans, et les douleurs furent intenses. C'est le 23 août 1948 que, dans son Journal, l'écrivain évoque pour la première fois le livre qu'il a en chantier : « «Sur la route», qui m 'occupe l'esprit en permanence, est le roman de deux gars qui partent en Californie en auto-stop, à la recherche de quelque chose qu'ils ne trouvent pas vraiment, au bout du compte, qui se perdent sur la route, et reviennent à leur point de départ pleins d'espoir dans quelque chose d'autre. » En octobre 1948, il confie que son projet l'habite «même dans les bars, en présence de parfaits inconnus ».
The road, donc. La traversée de l'Amérique idolâtrée. Mais la route, ce n'est pas seulement une histoire de point A et de point B. C'est une manière d'être, une philosophie, une présence au monde, c'est Walt Whitman et Jack Daniel's réunis dans une même gourde, bue après l'amour, sous le ciel étoilé. Un vocabulaire aussi : de nouveaux mots, qui font fureur encore aujourd'hui, s'inventent sous nos yeux, «cool», «it», «pulse», «hip », «hot», «beat». La marge. Les marginaux. Le sexe ? Oui, même le sexe. Homo/hétéro, selon la météo du jour. On n'avait pas fait l'amour aussi bien depuis le néolithique. L'homme de Neandertal n'était-il pas, au fait, ce voyou déjà «speed» très porté sur la branlette ? Le premier beatnik qui ait marché sur la croûte terrestre.
29 septembre 1948 : «Je dois bien le reconnaître, je bloque avec «Sur la route».» Octobre 1949 : «Je n'ai toujours pas le sentiment que «Sur la route» a commencé. » Brouillons, faux départs. 20 décembre 1950. Il se remet au travail sur un manuscrit intitulé « Souls on the Road ». Panier. Fatigue, désespoir. Mais lecture de Dashiell Hammett, de William Burroughs. Et ça vient. Printemps fou, gloire mystique. Après quatre ans de notes, de brouillons, de tentatives avortées et d'essais infructueux, ce sont les célèbres trois semaines d'avril 1951. Kerouac est à New York. Il a introduit dans le rouleau de sa machine à écrire un rouleau de papier à dessin retaillé aux dimensions voulues. Et vas-y que je t'écris Le Grand Roman Américain.
Philip Whalen, un témoin, raconte : « Il s'asseyait à sa machine, avec tous ses calepins posés ouverts sur la table, à sa gauche, et il tapait. Je n'ai jamais vu personne taper aussi vite. On entendait le chariot revenir sans trêve, avec un claquement. Le petit grelot faisait ding dong, ding dong, ding dong. » Kerouac, ajoute Whalen, « s'amusait comme un fou ». Sauf que, l'orgasme consommé, il lui faudra attendre six ans pour que son manuscrit soit publié : tous les éditeurs approchés se rebiffent, craignant le scandale et les poursuites judiciaires. L'un d'eux, Robert Giroux, voit débarquer Kerouac dans son bureau, son rouleau sous le bras qu'il dit avoir pris sous la dictée du Saint-Esprit. Giroux aime le livre, mais se dégonfle. Accusé d'illisibilité, Kerouac décide de retaper le texte sous une forme plus conventionnelle. Après de nombreuses relectures par les avocats et les éditeurs de chez Viking, et d'invraisemblables tripatouillages de dernière minute, Kerouac voit enfin son livre publié le 5 septembre 1957, sous la forme tronquée qu'on lui connaîtra si longtemps.
Le rouleau ? Attaqué par le cocker d'un ami (les dernières phrases, trop mâchouillées par l'animal, n'ont pu être reconstituées), c'est miracle s'il a pu être retrouvé. En 2001, il réapparaît dans une vente à New York (chez Christie's). Le propriétaire des Colts, l'équipe de football américain d'Indianapolis, emporte l'enchère, et signe un chèque de 2,5 millions de dollars. Ironie du sort (première partie) : on n'a jamais payé aussi cher pour le manuscrit d'un écrivain aussi fauché. Ironie du sort (deuxième partie) : c'est son premier éditeur, Viking, principal responsable du massacre, qui va publier le rouleau - et procéder à la récupération des données effacées.