Sortie d’un “presque inédit” de William Burroughs : un scénario, entre remake d’un roman de SF et un film pas encore tourné, dans un New York dépotoir. Une forme de littérature mutante.
New York, 1979. William Burroughs publie un bref roman intitulé Blade Runner : a Movie. Il a, pour cela, emprunté héros et situations à un livre de SF du prolifique Alan E. Nourse : The Bladerunner (1975).
Il ne s'en cache pas, allant jusqu'à indiquer dans le texte quelle action a été arrachée au roman de Nourse pour se retrouver dans le sien. Le cut-up, qu'il expérimentait depuis des décennies, apposait des greffes de textes pris au hasard qui, une fois mis ensemble, constituaient par montage une oeuvre d'avant-garde.
New York 2014: ville dépotoir
Mais là, il s'agit d'une autre opération encore : reprendre des personnages et une vision pour en donner à lire une version mutante. Faire proliférer la littérature à travers la trajectoire dangereuse d'un "portelame" transportant sur lui des instruments chirurgicaux et des médocs, dans une ville-dépotoir (NYC en 2014) où la médecine, quand elle s'exerce hors du contrôle des trusts pharmaceutiques fascisants, est devenue une activité clandestine.
Par précaution envers Nourse, Burroughs vend l'idée que son livre serait un scénario. Une adaptation. Son écriture est de fait portée par l'idée qu'un dispositif plus grand que la littérature la domine et tente, par des efforts cocasses, de ressembler à un découpage.
Mais si Burroughs aime tant le fait que Blade Runner soit un scénario (bien qu'aucune production ne lui en ait passé commande), c'est qu'il voit le scénario comme forme intermédiaire mutante de l'écriture : soit la transformation virale d'un texte originel en un second texte appelé à devenir autre chose (un film). Le scénario, parce qu'il est intermédiaire, est toujours monstrueux.
La littérature même vue comme un processus viral
Et un scénario de Burroughs ne parle que de mutation. Celle, accélérée, d'une ville-monde livrée depuis les émeutes de1984 (clin d'oeil à Orwell) aux lépreux, aux miliciens de Dieu, aux naturistes fous, à la variole et au cancer... Mais derrière cette peinture sci-fi pompière, c'est l'idée tout entière de littérature comme processus viral qui passionne et amuse (le texte est férocement drôle) le vieux Bill.
Son Blade Runner est la version pop du cut-up. Tout le livre est à prendre de la sorte. Les mots s'infectent les uns les autres. Le début est l'exposé d'une parano blanche, wasp, raciste, populiste, face aux dealers, négros, métèques, pédés, toxicos. Mais de séquence en séquence, c'est la prolifération qui va se constituer en récit, ou comment la paranoïa des uns va alimenter celle des autres, dessiner une géopolitique folle (un évangéliste et ses troupes contre une bande de lépreux s'injectant eux-mêmes le bacille de Hansen) jusqu'à flotter, telle une cellule cancéreuse, dans les conduits d'une ville postatomique qui ressemblerait à une Venise pourrie.
En 1983, pour adapter une nouvelle de Philip K. Dick, Ridley Scott piquera le titre Blade Runner à Burroughs et le remerciera au générique. Prolifération, tu disais ?
Philippe Azoury
Le Porte-lame (Tristram), traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Bernard Sigaud, 96 p., 14€.
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