« Gustave Flaubert, vous n’aimez pas Rouen ? –— Je m’y sens dépaysé, et comme à l’étranger. » Ainsi commence l’un des entretiens d’outre-tombe que l’ermite de Croisset a bien voulu accorder à son interviewer, Jérôme Pintoux. Sur les 77 interviews qui, par ordre chronologique, s’échelonnent d’Homère à Alfred Jarry, Flaubert est visité à trois reprises, car Jérôme Pintoux retourne voir ses auteurs à différents moments de leur vie et de leur œuvre : dans le cas qui nous intéresse, en 1852 pendant la composition de Madame Bovary, puis en 1862, après la publication de Salammbô, enfin en 1877, à propos de Trois contes. Le journaliste du pays des ombres précise toujours le lieu et le moment de la rencontre. Question concernant Madame Bovary : « Ce roman que vous écrivez vous prendra-t-il du temps ? » Réponse : « Je n’en sais rien… Sûrement encore des années ! Repassez me voir en 1856, on en reparlera ! Il n’y a rien de plus effrayant et de consolant qu’une œuvre longue devant soi. » Ou cet autre échange : « Comptez-vous un jour retourner en Orient ? — (long silence) Après les leçons de géographie que je donne à ma nièce, je reste quelquefois à regarder la carte avec des mélancolies sombres. »
L’interviewer mélange les questions simples, destinées à vérifier nos connaissances de base, et les questions savantes, dans un entretien à bâtons rompus qui joue avec les calembours, les contrastes stylistiques, entre l’écriture et l’oralité, et les clichés attachés à certains écrivains. C’est surtout les décalages temporels qui sont sources de plaisir, par les anachronismes, les anticipations sur la postérité et l’usage du futur dans le passé : ce qui est à venir pour l’auteur au moment de l’interview appartient pour le lecteur au passé, ainsi les cinq années nécessaires à la rédaction de Madame Bovary. Pour une fois, Flaubert, qui pêche d’ordinaire par optimisme, ne se trompe pas en fixant à 1856 le prochain rendez-vous pour reparler de son livre… Les réponses font entendre la voix des écrivains, leur façon de parler telle qu’on peut l’imaginer à partir de leur façon d’écrire, parfois en les citant littéralement (Charles Perrault dit même « Je me cite »), parfois en pastichant leur style, dans la langue de l’époque.
Un peu moins largement servi que son compatriote romancier, le dramaturge Corneille a droit à deux interviews, « à Rouen, en 1636, pour sa pièce L’Illusion comique », et à nouveau « vers 1643 », pour un regard rétrospectif sur Cinna et Le Cid. On attend une suite à ce volume, comme il y eut une suite au Menteur du même Corneille, pour que Jérôme Pintoux retourne aux Enfers ou au Panthéon de la bibliothèque lui poser la question qu’on attendait : « Pierre Corneille, avez-vous écrit les pièces de Molière ? » Son œil creux étonné, sa mine jaune courroucée et les mouvements de son chef ne laisseront aucun doute sur sa réponse.
Yvan Leclerc
Yvan Leclerc
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